Par Melmothia
Au tout début du XXème siècle, alors que le mythe indo-européen est déjà confortablement installé dans la pensée occidentale, s’apprêtant à faire les ravages que l’on sait, les adeptes du pangermanisme se souviennent soudain qu’ils ont des stèles gravées dans le placard. Jusque-là, les runes n’intéressaient qu’une poignée d’archéologues, mais grâce à Guido List et quelques autres désaxés, elles vont bientôt passer au service de l’idéologie nazie. Les mystiques du Reich y décèlent des vertus magiques et les secouent dans tous les sens pour en faire sortir des vérités transcendantales. De cette initiative poussée en terreau peu recommandable, les décennies suivantes rejetteront heureusement la croix gammée, mais conserveront l’idée qu’en ouvrant les runes, on va trouver à coup sûr du mystère dedans…
1. La rune dans le caniveau
Le premier auteur moderne à avoir accommodé les runes à la sauce ésotérique est le fort peu sympathique Guido Von List dont la doctrine constituera l’un des socles du mysticisme nazi. Parti campé dans les ruines de Carnuntum, le jeun Guido, qui ajoutera plus tard un Von à son nom pour marquer son appartenance à la classe supérieure aryenne, se prend soudain de passion violente pour le paganisme. Il se met à relire les Eddas au filtre des thèses racistes et très en vogues de Blavatsky et nous pond une doctrine : bien que piétinée par le christianisme et le passage du temps, la Tradition Primordiale a trouvé une voie de survivance dans les symboles. Les prêtres-Rois adorateurs du dieu-soleil, les Armanens se sont arrangés ainsi pour la faire perdurer, en attendant le retour à un empire germanique racialement « pur »… Quelques années plus tard le voilà momentanément aveugle pour cause de cataracte et désormais habité par des visions transcendantales qui lui révèlent « le vrai secret des runes ».
A la suite de List, toute une cargaison d’auteurs va s’appliquer à édifier le socle occulte de l’idéologie nazie à grand renfort de spéculations mystico-fumeuses sur le passé, certains y allant de leurs propres créations d’alphabets runiques, comme Wiligut, Bernhard Marby ou Siegfried Adolf Kummer – les inventeurs respectifs de la gymnastique runique et de la chorégraphie accompagnée de mantras destinés à capter les rayons cosmiques :
Comme on peut le deviner, la réputation des runes en pâtira à la fin de la guerre, au point que jusque dans les années 60, elles seront un sujet d’étude tabou dans les universités. Ramant à contre courant, une dizaine d’années après la défaite d’Hitler, un occultiste du nom de Karl Spiesberger, d’inspiration crowleyienne, décide de redonner un coup de lustre au système de List en le débarrassant de son encombrante gangue raciste, selon le principe fort sage qu’il faut « Tout essayer sans idée préconçue et garder ce qui fonctionne le mieux ».
En 1955, Spiesberger publie donc sa propre version de l’armanisme accommodé à la sauce thélémite. Quelques années plus tard, dans ses traces, Adolf Schleipfer ressuscite la Guido Von List Society, The Armanen Order et finalement The High Armanen Order. Le temps passant donc, et grâce à quelques auteurs méritoires, on redécouvre peu à peu les runes en s’efforçant d’oublier l’utilisation qui en a été faite sur les brassards. Il faudra cependant attendre les années 80 et le best seller de Ralph Blum pour qu’elles gagnent le grand public et pourvoir dorénavant acheter dans toute bonne boutique éso des manuels de runologie escortés de leurs petits sacs remplis de cailloux.
Contrairement à Spieberger et Scheipfer qui recyclent le système armaniste à 18 signes, Ralph Blum va casser la glace scandinave pour y pêcher l’ancien Futhark dans son milieu naturel. Mais tout comme List qui avait pris de grandes libertés avec l’archéologie, construisant son propre système, ajoutant ou enlevant des runes et les réordonnant à sa convenance, Blum donne plutôt dans la réinvention inspirée que dans la rigueur historique : Aux 24 runes, il ajoute Wyrd, la rune blanche, modifie l’ordre des signes, et s’inspire du Yi-king pour ajuster les significations de chaque symbole.
Un sacrilège que ne lui pardonneront pas les runologues de la troisième vague, car la pointe de la mode en matière de runes va bientôt consister à rejeter ces élaborations qui sentent par trop l’artifice pour se focaliser sur l’ancien futhark dans le bon ordre et éternué avec l’accent. Désormais on substitue à la fameuse « tradition » qui a fait les beaux jours du pangermanisme, une autre forme d’« authenticité », celle du plus ancien plus vrai, en la déclinant en quelques thématiques essentielles:
– Les runes sont fort fort anciennes
– Elles étaient originellement réservées à un usage divinatoire ou magique.
– Si on épluche correctement la rune, on va y trouver du mystique.
– J’ai un plus gros Futhark que toi.
Mais en réalité ces messieurs peuvent bien se battre à coup de vérités ancestrales, aucun n’emportera au Whallala ce combat perdu d’avance puisque l’histoire du revival runique est foncièrement celle d’inventeurs et de boucheurs de trous historiques.
2. Ecrits et chuchotements
On entend par ‘écriture runique’, le système d’écriture essentiellement épigraphique employé antérieurement au latin pour transcrire les langues germaniques du 1er siècle de notre ère jusque vers le XIVème.
Le nom donné à cet alphabet, Futhark, est (à l’image du nôtre qui doit son appellation aux lettres alpha & bêta) un terme formé à partir des initiales des six premières runes : Fehu, Uruz, Thurisaz, Ansuz, Raidho et Kenaz.
L’origine de cette écriture a été longuement débattue. Tandis que les pangermanistes la rêvaient création ex nihilo et même s’il demeure aujourd’hui des chercheurs pour penser qu’elle a pu s’épanouir au bord du Danube et serait donc une création partiellement autochtone, l’hypothèse d’une origine 100% terroir, dégagée de toute influence extérieure, a été abandonnée. Elle suscite néanmoins l’enthousiasme de certains ésotéreux qui s’en font l’écho avec d’autant plus de ferveur qu’elle leur permet de faire gagner aux runes un bon millénaire de patine. Pour étayer leurs affirmations, à savoir que les runes sont fort fort anciennes, ceux-là convoquent les symboles dits « pré-runiques » de l’ère rupestre (environ 1500 avant JC) et s’appliquent à leur trouver un air de famille avec le Futhark. Mais si ces gravures présentent en effet des dessins formés de traits, postuler une filiation pose cependant deux petits problèmes :
– Tout d’abord, rien ne ressemble plus à un bâtonnet qu’un autre bâtonnet ou à une croix qu’une autre croix.
– De -1500 au premier siècle après Jésus Christ, c’est le grand vide. Il se trouve bien des auteurs pour nous dire que des wagons d’inscriptions runiques gravées sur du bois se sont perdus en route et que c’est bien dommage, mais la sagesse nous conseille de ne pas trop inférer sur du rien. En l’absence d’élément archéologique venant étayer ou faire naître d’autres hypothèses, on fête donc pour l’instant l’anniversaire des runes en 50, datation du premier objet sur lequel on a retrouvé des morceaux de Futhark, à savoir la broche de Meldorf.
Globalement, on distingue quatre périodes dans l’évolution de l’écriture runique :
1. Au 1er siècle de notre ère apparaît l’ancien Futhark de 24 signes. Il sera en vogue jusqu’au VIIIème siècle environ. De cette période nous sont restées quelques 1000 inscriptions brèves.
Vers 500, le futhark commence à se modifier en même temps que la langue évolue du proto-norrois au vieux norrois. Entre temps, ce que l’histoire a appelé les « invasions barbares » (IVème-Vème siècle) a transporté notre bon vieux Futhark en Angleterre où il a été adopté et transformé en Futhorc anglo-saxon avec des variantes de 26 à 33 signes.
2. Durant l’Ere viking (du VIIIe au XIe siècle) l’ancien Futhark va être remanié pour se transformer en nouveau Futhark à 16 signes. La plupart des inscriptions runiques connues datent de cette période.
3. A partir du XIeme siècle, la christianisation a pour conséquence l’abandon progressif de l’écriture runique. Elle restera sporadiquement utilisée dans les campagnes jusqu’au XVIIème, n’intéressant plus guère qu’une poignée de clercs érudits.
Dommage pour l’ancienneté donc. Mais ça ne fait pas tout, alors voyons à présent comment nos runologues pressent les runes pour en extraire leur jus sacré :
3. Panne d’essence
Il va de soi, si l’on en croit les manuels runiques modernes, que les runes ont toujours été utilisées en tant qu’outils divinatoires. Et comme c’est à peu près la seule source disponible, les auteurs aiment bien citer à ce sujet La Germanie de Tacite : « Voici leur procédé oraculaire, tout simple d’ailleurs. On coupe une petite branche d’un arbre fruitier, on la dépouille de ses rejetons, que certains signes permettront de reconnaître, et on les éparpille au hasard sur un tissu blanc » (Germania X.1, 98 de notre ère).
Mais c’est bien sûr ! s’écrient nos runologues, voilà la preuve ! Sauf qu’en réalité, voilà la preuve de rien du tout. Les ‘signes’ en question peuvent être n’importe quoi et si l’on suit rigoureusement le texte, ils servent plutôt à distinguer les différentes sections de bois qu’à livrer des réponses symboliques. Ce type de pratique divinatoire sera d’ailleurs également attestée chez les vikings, mais là non plus, rien ne vient préciser qu’il s’agit de runes. Une fois Tacite mis hors jeu, il ne reste hélas pas grand-chose à se mettre sous la dent niveau sources, du moins si l’on s’en tient à l’ancien Futhark (le plus vieux, le plus pur, le plus blabla). Car si les premières inscriptions runiques datent bien du 1er siècle après Jésus-Christ, la majorité n’est pas antérieure au XIeme.
Entre les deux, on ne dispose que d’inscriptions très brèves et souvent obscures, mais fort heureusement brillant généralement par leur éloquence et leur indéniable aura mystique. On trouve par exemple : « Bjorn a fait ce pont » ou « C’est Hagiradar qui a fabriqué cette boîte ». Je vous passe les variantes avec des cornes, des chaises ou des lances, ma préférence allant à l’inscription « Alugod » alternativement traduite, selon qui tient la plume, par « Ô magie sacrée des runes » et « j’aime la bonne bière ».
Certes, il est vrai qu’on trouve dès le IIIeme siècle des épigraphes de type malédictions ou vœux et des allusions à la « force » des runes. Mais il faut se rappeler que :
– les inscriptions « profanes » sont au moins aussi nombreuses.
– évoquer la puissance de l’écriture n’est guère étonnant dans un contexte où fort peu devaient savoir l’utiliser.
– toutes les formes d’écriture ont très vite été investis de façon magico-mystique par les différentes cultures & on fait bien moins de foin autour du grec qui pourtant nous a livré des cargaisons de tablettes de defixiones.
De là, nos runologues mystiques, pour trouver le mystère caché à l’intérieur de chaque rune, sont contraints de piocher leurs vérités ancestrales dix siècles plus haut et d’ajouter des rustines pour boucher les trous. Aux Eddas datant du XIIIeme siècle, on ajoute donc les trois fameux poèmes runiques dont les versions qui nous sont parvenues s’échelonnent du IXème au XVème siècle. Et même si les historiens s’accordent pour penser que ces textes, tout comme les Eddas, reflètent des traditions antérieures, celles-ci ne remontent sûrement pas à Cro Magnon et sont suffisamment imbibées de christianisme pour devoir être manipulés avec une grande prudence.
Idem pour les prononciations des noms des runes, censées véhiculer leur forces magiques ansi que leurs significations divinatoires profondes. Ces appellations sont en réalité des reconstructions linguistiques modernes effectuées à partir du Futhark récent et de ce qu’a pu être le proto-norrois – ou pas.
Tout ça pour dire qu’à l’arrivée, on a une soupe qui n’a plus rien en commun avec ce que devaient être les runes au 1er siècle, mais c’est pas grave, on labellise ça « runologie de première fraîcheur » et tout le monde n’y verra que du feu.
L’une des conséquence de ce manque de sources sera donc que la mythologie tient souvent lieu d’historique dans les ouvrages traitant de runes. Si les auteurs se foulent généralement d’un résumé des péripéties de nos signes angulaires à travers l’histoire, ils se dépêchent ensuite de nous recouvrir ça avec les péripéties d’Odin, plus aptes à légitimer le fabuleux pouvoir qu’on est en train de vous vendre. La cohabitation donne d’ailleurs lieu des panachages cocasses. On peut ainsi apprendre que les runes existent depuis la nuit des temps (le 1er siècle après JC), qu’elles sont données par les dieux aux germains (en passant par les étrusques), qu’elles sont pérennes et immuables (sous cinq ou six formes différentes historiquement datées)… Voilà qui serait charmant si les paradoxes étaient assumés comme tels, mais c’est rarement le cas, les auteurs favorisant plutôt les informations séductrices et ne livrant les contextualisations, pour ainsi dire, qu’à regret.
Alors que faire ? Jeter son petit sachet plein de cailloux vendu avec Le secret mystérieux des runes ? Non, car chaque école runique mérite d’être examinée, non en tant que « vérité primordiale » mais en tant que système divinatoire ou magique, à la fois subjectif, moderne et fonctionnel. Ce que nous essaierons de faire dans la deuxième partie de ce somptueux article qui s’intitulera Walhalla où le vent te mène. A suivre, donc.
Melmothia, 2008
« La Rune dans le caniveau » et « Walhalla où le vent te mène »…merci pour ça !
Intéressant,votre analyse
Si certaines choses sont avancées avec une certaine justesse,d’autres,le sont beaucoup moins !
Pour employer une parabole que vous méritez d’entendre,
je commencerais au départ, par dire que vous faites fi de la genèse des runes, de notre père Odhinn, père des peuples du Nord dont avec fierté je revendique l’ascendance.
Vous ne maitrisez pas votre sujet, sur les Runes sacrées de mon peuple, et voici comme promis la parabole afin que tous ici qui me lisent comprennent .
Vous voici ,devant une stèle couverte de hiéroglyphes qui non seulement racontent une histoire, mais sont autant de symboles qui ont leur significations en elles mêmes,et,
une histoire est raconté , et vous jeune apprentis, du savoir encore en balbutiement, ne voyez qu’Ibis et autres signes mystérieux car ,
Vous ne maitrisez pas le Copte ni n’avait découvert ,ni traduit ,la pierre de rosette clef indispensable pour accéder au savoir.
Idem pour les Runes
Une chose nous fait nous rejoindre, c’est le coté marketing sur les Runes,
pour le reste , les runes qui murmurent nos secrets ataviques ne regardent que nous, leur propres enfants, car notre sang est notre pierre de rosette, qui parle a notre âme, sur des concepts que vous ne pourrez jamais aborder ni même simplement concevoir.
je termine sur ceci:
Pour ceux qui interrogent les Runes, prenez le si cela vous amuse
comme un passe temps, car, ce que vous croyez entrevoir ou le lire est simplement faux.
je signe par un coup de vent venu du Nord…….
manifestation de…..cherchez donc sa signification,
pour mes frères et Soeurs du Nord qui me lisent, c’est comme les Runes c’est explicite.
Eh bien voilà qui limite sérieusement la marge de manoeuvre 🙂 Que dire ? Je suis heureuse pour les wiccans qui wiccanent, pleine d’allégresse pour les martinistes qui martinisent, les runistes qui runisent, je saute de joie pour les chrétiens, musulmans, adorateurs d’Isis, de Freya ou de Bacchus et je propose même que nous étranglions Boyer avec les tripes de Lecouteux pour que tout un chacun continue de se secouer la moulinette transcendantale sans être gêné par l’histoire. Tu as trouvé ta vérité, crue, invincible, impeccable. Parfait. Une petite suggestion néanmoins : entre deux regards mouillés de larmes tendus vers l’écriture céleste, tu penses pouvoir baisser les yeux et accorder quelque attention au français… ?
Bonjour , bons voeux et quel Mantra avec cette gym. svp
Wolfgang, c’est délicieux, a parfaitement illustré ce que votre article veut décrire… j’adore !
Je m’en vas copier-coller l’adresse de l’article sur quelques pages d’amis runisant si tant tellement pleins de certitudes qu’ils en viennent à prendre des fissures de la roche pour des messages runiques de la Terre-Mère (sa langue d’origine, rien de moins !)…
Je ne garantis pas leurs commentaires, ensuite !
Merci pour ce commentaire et désolée de l’avoir validé avec retard. J’ai eu quelques problèmes avec mon site récemment.
Bonjour Melmothia.
Ha enfin un article (à défaut d’un bouquin) qui remet les choses en place et ça fait du bien! Merci!! En effet, malheureusement, les sources historiques en générales sont plus que douteuses alors ce sujet l’est d’autant plus que comme tu l’affirmes il y a des trous, des adaptations et j’en passe tu as tout dis en résumé.
J’étais en train de chercher sur un forum dédié aux Runes un sujet clair et concis sur les différents peuples nordique, leurs naissances, leurs terres, leurs conquêtes, leurs croyances panthéon bien que je le connaisse déjà. Je m’intéresse a cette culture depuis plusieurs année et je suis agacée par la faiblesse des sources et les paradoxes. J’ai l’impression de pédaler dans la semoule! Et rien de plus frustrant que de s’intéresser à un sujet sans une sûreté d’authenticité d’information.
Je disais donc, j’étais sur ce fameux forum et je suis tombée sur un lien vers ton site. J’attends donc la suite de cet article avec impatience. En attendant, je retourne dans mes lectures et recherches!! 🙂
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