L’Astragalomancie

Par Melmothia

« Nous sommes à la fin du XIe siècle. Les principautés musulmanes sont assaillies par les chrétiens, mais en Syrie, un château résiste à l’envahisseur. Le siège s’éternisant, les soldats croisés inventent, pour tuer le temps, un jeu de dés qu’ils baptisent du nom du château: El Azar. Ainsi naît le mot hasard qui signifie, encore aujourd’hui, « le dé » en arabe » [1].

Cette anecdote, narrée par Guillaume de Tyr, en même temps qu’elle souligne la synonymie symbolique entre jeu de dé et hasard (alea en latin), nous rappelle que le concept est jeune. L’Antiquité ignore la notion de hasard lui préférant celle de « destin ». Idem pour le monde médiéval. Au moyen Âge, le hasard tel que nous l’entendons n’existe pas. On croit aux ordalies et aux duels judiciaires. Lorsque la voix vient de la fosse d’orchestre, c’est Dieu qui parle. D’ailleurs les notions de « hasard » et de « chance », tout comme les jeux, qui y font appel, se placent sous le signe des astres et du destin. Mazal est le terme hébraïque désignant une constellation d’étoiles ; sa racine signifie « verser » ou « influencer » et MazalTov veut dire littéralement bonne étoile, autrement dit bonne chance. De nos jours encore, les bohémiens pratiquent la divination par les dés en liaison avec les maisons astrologiques.

« Autrefois chance signifiait également hasard. Le terme dérive du vieux français chéance qui signifie « manière dont tombent les dés » et qui semble, dès l’origine, se référer au jeu de dés, le plus ancien des jeux de hasard. Chéance provenait lui-même du latin populaire cadentia, venant de cadere, tomber, mais qui possède en outre une connotation rythmique. D’où le mot cadence, qui décrit un mouvement mesuré, souvent agréable musicalement. Cette étymologie montre que la « chance » au sens ancien du terme n’a jamais été aléatoire et que ce que l’on nomme hasard n’est pas neutre. Elle permet de penser que, très précocement, nous avons eu conscience de l’existence d’une sorte d’organisation, d’un rythme dans le lancer des dés, dans la présence ou l’absence de ce que nous sommes venus à nommer « heureuse chance » ou « malchance » » [2].

Nous voilà au cœur des problématiques humaines les plus essentielles. Car c’est précisément cette part insaisissable de la vie que l’on nomme « chance » ou « hasard » que cherche à maîtriser la divination pour ne pas subir les revers du fortuit. Au « hasard » qui place l’existence sous l’égide du chaos et du non-sens, les religions comme les croyances occultes opposent la conviction de finalités cachées :

« Le mot hasard (de l’arabe al-zahr pour dés, mais on a déjà le même sens en latin : alea jacta est, le sort en est jeté) est en fait synonyme d’extérieur, d’étranger, il désigne une cause externe au processus considéré. Cela ne signifie pas que ce qui arrive ne s’explique pas, mais que cela vient d’ailleurs, qu’il y a eu en quelque sorte interférence. Dire qu’il n’y a pas de hasard signifierait que tout est dans tout, qu’il n’y a pas d’intérieur et d’extérieur par rapport à un savoir donné, que ce savoir englobe tout, n’ignore aucun paramètre, ce qui pourrait être une définition de Dieu. La thèse inverse est celle d’une sorte de chaos où différentes dynamiques évolueraient et parfois se croiseraient, c’est-à-dire se rencontreraient, ce qui est le propre même de ce qui est différent.

Le hasard, c’est l’intersection, c’est quand on ne sait plus où se trouve la frontière, une sorte de hernie, de saillie, si l’on veut, passage d’un monde à un autre, en dépit de leur étanchéité supposée. Or, les mondes sont multiples et divers puisqu’ils incluent aussi bien le vrai et le faux et parfois le vrai pénètre “par hasard”, par effraction, dans le faux et lui confère un semblant d’existence, introduisant un effet là où il n’y a pas de cause. Il faudrait rapprocher alea de alius (qui a donné l’anglais alien), l’autre » [3].

Maîtriser le hasard, savoir très précisément sur quelle face le dé va tomber signifierait se faire l’égal des Dieux. But commun à la magie et à la science ? Oui, mais pas à l’identique. Là où la métaphysique tente de décrypter le sens du monde, la science n’y voit que déterminisme. Son hégémonie a nécessité l’exorcisme de la notion de finalité trop lourde de connotations mystiques. C’est bien joli, professeur Nimbus, mais vu comme ça, le monde est un jeu de domino fou. À cette alternative, la Magie a la politesse d’opposer la présence d’une main invisible qui arrête les dés.

Et voilà l’outil, l’emblème même du fortuit, appelé à le nier.

Histoire d’os

Les dés pourraient bien être les instruments de jeu les plus anciens que l’humanité ait connus (des osselets auraient été retrouvés dans des sites préhistoriques datant de plus de 40 000 ans). Fait marquant : ils se seraient développés partout dans le monde sans origine géographique spécifique, et auraient d’emblée été utilisés à des fins divinatoires :

« L’astragalomancie – ou technique de prédiction de l’avenir par le hasard, via les astragales puis plus tard via les dés à jouer, que l’on nomme aussi cléromancie, existe depuis la préhistoire. Car avant que les dés cubiques standard à 6 faces soient devenus communs, les peuples antiques utilisaient divers objets tels des noyaux de fruit, des coquillages, des cailloux, des bâtons plats et des coquilles de noix pour obtenir des résultats aléatoires pour des jeux. Le lancement de ces objets – qui sont les ancêtres des dés – était une façon de deviner les malchances, de choisir des joueurs, ou une méthode de prédiction. (…)

On sait aussi qu’à une certaine époque, et dès l’Antiquité, les Égyptiens, Grecs et Romains utilisaient de petits os, ou astragales – anciens dés à quatre faces qu’ils nommaient Tali ou Astragali, ou plus tard Tesserae quant au traditionnel dé à six faces -: soit, les osselets provenant du tarse des moutons ou des chèvres – partie postérieure du pied, située près du talon: tels les metatarsus ou metacarpus d’un mouton -; ayant quatre facettes aisément reconnaissables; celles-ci ayant chacune une valeur prédéterminée – symbole, lettre ou chiffre -. En fait, on retrouve ces os d’articulation – astragales – parmi les restes primitifs dans le monde entier; alors qu’ils sont toujours d’usage courant de nos jours dans l’est musulman, en Europe méridionale et en Amérique latine » [4].

Comme toujours dans le secteur, on ne manque pas de vocabulaire : kybomancie, cléromancie, astragalomancie, astragyromancie, ashagalomancie, etc. L’art de jeter les dés pour connaître l’avenir s’appelle astragalomancie du nom de l’os astragale, puis du dé à quatre faces qui l’a remplacé, tandis que le terme cléromancie désigne d’une façon plus large le fait de jeter des trucs en l’air et de regarder la tronche que ça a en retombant : « La cléromancie (…) est un mode de divination expérimentale qui emploie comme agent révélateur un mouvement provoqué par l’homme et dirigé par le hasard, celui-ci étant considéré comme l’expression immédiate de la volonté divine » [5]. Ainsi, si vous lancez des haricots, vous n’êtes pas astragalo-maniaque, mais cléromancien, faut pas confondre.

L'Astragalomancie
Achille jouant aux dés

La cléromancie a beaucoup de succès dans l’Antiquité. Divers objets sont utilisés, des osselets, des dés, mais aussi des cailloux de forme et de couleur diverses, des baguettes marquées d’entailles, des fèves. Les modes de tirages sont aussi variés, les objets peuvent être jetés sur le sol, tirés d’une urne, agités dans un récipient, lancés dans un bassin hydromantique. La pythie elle-même « tirait » ses oracles selon un mode cléromantique avant de se référer à des abaques –des tablettes contenant des réponses déjà préparées. Pas moins de 20 000 astragales ont été retrouvés sur le site de l’ancien temple grec. Idem pour l’Oracle astragalomantique d’Hercule à Boura, il était interprété grâce à des tablettes livrant le sens des combinaisons d’osselets.

Thot/Hermès/Mercure, parfois considéré comme l’inventeur de ce jeu, est le patron des joueurs de dés, tandis que de leur côté, les déesses Fortuna ou Tychée sont censées déterminer les résultats des lancers. Certaines villes leur vouent un culte, mais comme nous le dit Vincent Nouyrigat : « Tyché est une personnalité divine sans légende, sans histoire et même sans visage. De nombreuses villes hellénistiques, bâties sous les meilleurs auspices, priaient cette déesse du hasard. Elle y régnait sans gêne, sans préjugés, sans hypocrisie, mais aussi sans Raison. Les statuettes de Tyché s’accumulèrent déplorablement, tout comme les malheurs, d’ailleurs, sur ces villes mal patronnées » [6].

En réalité, pour vous livrer un exposé complet sur l’astragalomancie, il me faudrait vous faire faire le tour de la planète et disserter longuement sur la fonction divinatoire et initiatique des jeux en général. Or l’entreprise est un peu trop ambitieuse à mon goût. Du jeu de Senet égyptien au patolli mexicain (sorte de jeu de l’oie avec des haricots rouges en guise de dés), tous ont, peu ou prou, des fonctions magiques ou mystiques.

D’un point de vue technique, vous l’aurez compris, la divination par les dés accepte toutes les variantes, des plus codifiées aux plus libres, avec de grandes différences au sein d’une même culture. On peut additionner la valeur des dés, les interpréter isolément, prendre en considération leur positionnement à l’intérieur ou à l’extérieur d’un cercle de tirage, enfin on peut faire sa propre cuisine.

Peuvent varier :

– La forme et la nature des dés: osselets, noyaux, bouts de bois marqués d’entailles

– Le nombre de faces

– Le nombre de dés ou objets lancés

– La façon de les lancer : la main, utilisation d’un cornet, d’une urne de tirage

– Le plateau : cercle dessiné au sol, carte du ciel, bassin hydromantique, etc.

Une technique classique propose d’associer des chiffres aux lettres, ce qui permet de jouer très correctement au scrabble avec l’au-delà. Si vous obtenez « xylophone », vous faites 100 points, par contre si vous tirez « ta mère suce des b. en enfer », je vous conseille de ranger les dés dans leur petit sac et de sortir de la pièce en sifflotant d’un air détaché.

Dans cette perspective, la méthode proposée par le site Unicorne propose une sorte de « géomancie » grecque ou les résultats chiffrés sont associés aux lettres : On lance cinq dés à six faces, on additionne les valeurs (résultats entre 5 et 30) et on va regarder la table pour trouver la lettre et l’oracle correspondant. En répétant l’opération, on peut même faire des phrases, ce qui donne quelque chose comme : « Combattre les vagues est difficile ; tenez bon, mon ami » (sans doute un équivalent héllénique de « tais toi et rame »). Comme de coutume, je serais personnellement adepte du saut dans le vide avec tout petit parachute. À savoir jeter un œil du côté de la symbolique des nombres sans perdre de vue qu’un codage quelque qu’il soit dans le domaine ne demande qu’à être trahi, réinvesti, re-trahi, bref que la souplesse est de rigueur, qu’un symbole refroidi est un symbole mort ; on ne travaille pas sur de l’humain avec une calculatrice, même celle susceptible de nous livrer les probabilités des résultats aux dés.

Je ne résiste d’ailleurs pas à l’envie de vous livrer la réponse de la voyante Coccinelle à la psychologue Élisabeth Laborde-Nottale qui l’interrogeait sur sa technique (basée sur la numérologie) :

« À partir d’un chiffre, je peux voir des choses, je fais des calculs, parfois non. Parfois, j’ai l’impression que le chiffre donné ne correspond pas à la personne, alors je le multiplie, je le déduis, je ne fais jamais pareil. C’est à partir de quelque chose de subtil que je ressens, à partir des chiffres qu’on m’a donnés et à partir de la personne aussi.

Parfois, j’interprète comme on me les a donnés parce que je trouve que ça colle vraiment avec la personne. Ce travail de calcul mental me permet d’entrer dans le personnage, de savoir ce qu’il pense, ce qu’il a comme problème, tout ça. Je n’ai pas de combinaison, mais les chiffres seraient tous pareils, si je veux.

À chaque chiffre qui vient est attaché un éventuel discours, mais je l’adapte en fonction de ce que je ressens de l’autre. Tous les chiffres jusqu’à cent représentent quelque chose en théosophie, mais j’ai ma petite méthode. C’est comme avec les Tarots. Parfois, sur une lame qui sort vous dites autre chose parce que vous sentez autre chose. Si vous êtes fatigué, vous pouvez interpréter comme ça vient, sur la carte ou le chiffre » [8].

C’est nettement plus clair comme ça, n’est-ce pas ?

Melmothia, 2007.

[1] Extrait du site Du hasard et des jeux.

[2] Lyall Watson, Supernature, une nouvelle histoire naturelle du surnaturel, J’ai lu 1990, pp18-19

[3] Éthique et épistémologie du Hasard, par Jacques Halbronn, Encyclopedia Hermetica.

[4] Extrait du site Unicorn.

[5] Article Divinatio – Daremberg et Saglio (1877), sur le site mediterranees.net.

[6] Extrait du site Du hasard et des jeux.

[7] Extrait du site Liliane-Voyance.

[8] Élisabeth Laborde-Nottale, La voyance et l’inconscient, Éditions du Seuil, 1990.

Commentaires 2

  • Excellent billet qui me permet de voir les choses différemment et j’en profiterai pour partager votre article avec mes lecteurs au moyen de ma lettre mensuelle d’actualité que je leur envoie concernant les thèmes de la voyance, la numérologie ou tout autre science occulte de mon site.

  • Merci beaucoup. Je vais en profiter pour le recoiffer dès que possible – c’est un vieil article.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.