Tarot et Loterie Pieuse

Au Xème siècle de notre ère, un religieux, l’évêque Wibold de Cambrai a l’idée d’inventer un alea regularis en réponse au détestable alea secularis. En français, ça donne : Un divertissement religieux censé exalter les vertus pour distraire intelligemment les braves moines et concurrencer les jeux d’argent profanes interdits par l’Eglise.

Le principe du ludus regularis est simple : il s’agit de lancer trois dés pour obtenir une suite de chiffres. Les 56 résultats possibles correspondent à 56 vertus inscrites sur le plateau de jeu. Le religieux tombant sur Prudence ou Charité est censé recevoir un coup de pouce de Dieu pour acquérir la vertu ou un long sermon de son supérieur sur ladite vertu, au choix. Si celle-ci n’a pas déjà été piochée par un autre joueur, il commence par se la mettre sous le coude. Sinon, il est invité à passer son tour. L’histoire ne dit pas s’il a un gage. …

Au fait, 56, ça vous dit quelque chose… ? Oui, c’est bien le nombre d’Arcanes Mineures présentes dans le Tarot.

C’est également le nombre de combinaisons que l’on obtient en lançant trois dés si l’on ôte les doublons (autrement dit, si les suites de type 5-4-2/ 5-2-4/ 2-5-4, etc. sont considérées comme un seul et même résultat).

Le jeu se poursuit jusqu’à ce que les vertus aient toutes été piochées. A noter que les vertus dont le total aux dés donne 21 sont susceptibles d’être accouplées. Ainsi Charité et humilité vont main dans la main.

Pourquoi 21, ce nombre qui ressemble étrangement au total des Arcanes Majeures si l’on excepte le Mat ? Aucune idée. Toujours est-il que 21 est le nombre de combinaisons obtenues lorsqu’on lance deux dés en ôtant les doublons.

En fin de partie, on compte les points en tenant compte de la hiérarchie des vertus et des paires réalisées sur cette base 21. Le gagnant est évidemment celui qui a le score le plus haut. Quelques variantes du ludus regularis ont été recensées, avec des lettres à la place des chiffres et une roue de loterie à la place du tirage de dés. On n’arrête pas le progrès, n’est-ce pas ?

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Image extraite du site de la Bibliothèque Sainte Geneviève.

A présent, je vais vous expliquer pourquoi je vous bassine avec un jeu du Xème siècle :

Eh bien, tout simplement parce que ce type de jeu pourrait bien avoir déterminé la structure numérique du Tarot, ce qui ne va pas sans conséquence.

Qu’une filiation existe entre les dés et le jeu de cartes n’est ni très original ni bouleversant. En plusieurs endroits du monde, les dés ont évolué de façon notoire en dominos, tiges gravées, lamelles de bois, planchettes. En latin, le terme « tessera » désigne en premier lieu les dés ainsi que tout ce qui est petit, cubique (clefs de voiture, apéricubes, etc.), puis, par extension des lames de bois, des carreaux de sol, des rectangles de taille réduite. Au point qu’on peut sans doute le traduire avantageusement par « bidule »… Enfin, on sait que, très tôt, les combinaisons gagnantes ou perdantes ont été « personnalisées ». Ainsi, « hasart » était le nom du jeu mais également du 6, coup gagnant. Rien d’étonnant à ce que ces combinaisons gagnantes aient fini par être symbolisées par des images.

D’ailleurs le Tarot lui-même porte la signature de cette parenté, jetez un œil à ce qui se trouve sur la table du Bateleur, deux dés et un gobelet de lancer et à la roue de Fortune de l’Arcane X, la version médiévale du Millionnaire. Bref : dés et cartes même combat.

Je m’arrête là pour le petit bouquet d’arguments visant à étayer cette parenté, d’autant qu’elle n’est pas garante d’une influence particulière des dés sur la structure numérique des Tarots. On peut très bien considérer que les cartes et les dés sont cousins, frères, ou enfants & que le support est devenu tout plat au lieu d’être cubique en même temps qu’il a gagné en couleurs. Ensuite, chacun a fait sa vie et cette histoire de 56 et 21 n’est peut-être qu’un curieux hasard…

Hum. J’y croyais déjà peu, et je n’y crois plus du tout depuis que le ludus regularis m’est tombé sous les yeux. D’autant que cette loterie pieuse a eu des successeurs plus tournés vers la divination que les vertus chrétiennes. De maillons en maillons, on arrive à quelque chose qui ne ressemble plus du tout à du hasard.

Une pincée de siècle après nos moines ludiques, précisément en 1482, un certain Lorenzo Gualtieri, dit Lorenzo Spirito, signe un ouvrage intitulé Libro delle sorti où il reprend cette structure en 56/21 combinatoires mais cette fois dans un but divinatoire. Le livre connaît un succès considérable de la fin du XVème à la première moitié du XVIIIème siècle. La BNF le décrit ainsi:

« Cet ouvrage de divination, par le jet de deux dés, propose vingt questions sur l’avenir réparties autour d’une roue de la Fortune portant quatre hommes, reliés à vingt rois, eux-mêmes associés à des planètes et signes astrologiques; une table des tirages des dés mène aux sentences énumérées par vingt prophètes, offrant chacun cinquante-six réponses de trois vers. Ce dispositif complexe, reposant sur une iconographie originale et abondante, connut un vif succès de la fin du XVème siècle au début du XVIIème siècle, avec des éditions en italien, en français ou en anglais. Bon nombre d’entre elles ont dû disparaître sans trace, comme il est normal pour un genre populaire, plaisant au public mais méprisé des savants. » [1]

De là à supposer que les sentences aient été mises en images, une série de 21 et une série de 56, influençant la structure du Tarot pour en faire ce que nous connaissons, il n’y a qu’un pas. D’autant qu’on sait que le nombre des Arcanes Majeures et Mineures s’est fixé tardivement, aux alentours du XVIIème.

Et voilà comment je suis retombée à pieds joints dans la thèse d’un auteur anglo-saxon, Gertrude Moakley dont j’ai découvert l’existence dans le même mouvement, ce qui m’a permis de connaître l’intense bonheur de réinventer l’eau tiède. Car une fois qu’on sait où chercher, on s’aperçoit que d’autres ont réfléchi de la même façon pour arriver aux mêmes conclusions.

Je suis ainsi tombée sur un post d’Alain Bougearel qui suivant la même hypothèse, propose des associations de type : 6+6 Monde 5+6 Justice 5+5 Jugement 4+6 Soleil 4+5 Lune, etc. Le 22ème Triomphe, L’Excuse correspondrait à un jet de dés cassé ou non valide.

Et c’est précisément là que le bât blesse. Car ce jeu d’association a-t-il vraiment un sens désormais que l’on adhère à ces thèses ? Si les Arcanes du Tarot sont réductibles à des suites de chiffres, autrement dit si elles sont des dominos, comment les ranger ? Comment positionner 2-5-6 par rapport à 3-4-4 ? Avant ? Après ? Dessus ?

Il s’en trouvera bien pour dire « si, y’a un ordre », mais en fait non. Brassez des dominos et revenez me voir.

En résumé, si cette théorie est juste, les accros au Chemin Initiatique qui nous bassinent avec la belle progression du Bateleur au Monde n’ont plus qu’à retourner se coucher.

A moins qu’entre temps, un petit malin n’ait ramassé nos lames pour leur ré-insuffler de l’ordre, du souffle et du sens, ce qui reporterait le problème. Mais dans le domaine, ce ne serait pas la première fois…

Un coup de dés décidément n’abolira jamais le hasard.

Melmothia 2007

(1) Site de la Bibliothèque Nationale de France.

Commentaires 2

  • Bonjour

    Sujet casse tête ! J’ai aussi suivi la piste des dés de J-M Lhôte et Mme Moakley, puis l’anthropologie ! Disons pour simplifier qu’avant la redécouverte de l’antiquité par la Renaissance italienne, l’esprit humain, sous nos climats, ne pouvait pas concevoir un jeu de « quartes » à cinq « bandes » (expression de la plus ancienne règle de jeu). Des princes italiens ont ajouté (quand cette notion se répand) une quinte-essence à leur carré de cartes : 22 atouts appelés trionfi et triomphes en France. Ces 22 atouts sont très néo-platoniciens, néo-pythagoriciens, dans l’air du temps, Les atouts des tarots enluminés du XVe siècle ne sont jamais numérotés, ni légendés; leurs noms nous sont connus par les sources littéraires. L’examen des sources littéraires et des jeux anciens donnent 12 ordres différents !

    Vers 1500 un nouveau « compagnonnage » nait, celui des cartiers où maîtres et compagnons hermétisent de plus en plus, au fur et à mesure que les éditions du corpus hermeticum se multiplient. Je pense que l’invention des Tarots de cartiers est française et même lyonnaise, Lyon étant la ville italienne par excellence au XVIè siècle. Quoi qu’il en soit un jeu de tarots à partir de cette époque est composé de 22 triomphes, de 16 honneurs et de 4 séries de 10 cartes plus ou moins numérotées, ces séries laissent apparaître une structure pythagoricienne (nombres impairs masculins, pairs féminins), et des figures géomantiques, liées à l’alchimie, dans les Deniers.

    Dans ces 78 cartes il n’y a que 7 tarots, il était idiot de les séparer en « arcanes » majeurs et mineurs car ses 7 tarots sont 3 triomphes et 4 honneurs, ce sont les 3 « bouts » des joueurs : Bateleur, Monde, Mat et les 4 rois. Les 4 rois je les vois comme les « quatre couronnés  » du Compagnonnage et les trois triomphes comme les Trois Lumières.

    Si l’on place l’une au-dessus de l’autre les séries d’Epées et des Bâtons, une trame énergétique apparaît immédiatement, il est dit que  » pour un maçon de règle, la terre est carrée et le ciel rond. Je rappelle que des cartes affirment la symbolique compagnonnique, le Mat et le Valet de Bâton étant les plus visibles » .
    Les 4 X 4 honneures et les 4 X 10 séries (en fait 4 as et 4 X9 séries) sont le carré de terre et les 22 triomphes sont les 22 polygones du cercle du ciel. Le Tarot est un temple, visible chez Vieville 1 fois dans le Pape et 2 fois dans la Foudre (XVI), c’est aussi une matrice d’énergie.
    (à suivre) !

    Cordialement,

    C…a

  • Bonjour,

    Quelques petits ajouts intéressants :

    Le lancé de trois dés à six faces n’est pas seul à fournir 56 combinaisons : le lancé de cinq dés (ou bâtonnets) à quatre faces y arrive aussi.

    Aussi, le 5e triangle de Pythagore (1+2+3+4+5+6)et sa 5e pyramide (4+6+10+15+21)arrivent aussi à 21 et 56. Il est ainsi possible de concevoir et comprendre le tarot selon des bases pythagoriciennes plutôt que kabbalistiques, ce qui amène à une interprétation toute différente.

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